L'entreprise fracturée

L’entreprise fracturée

Une centaine d’enquêtes de perception sur la performance ont été menées, depuis plus de vingt ans par PerformInfo inc., auprès de groupes de dirigeants et de membres du personnel d’entreprises oeuvrant dans différents secteurs d’activité et des affaires. Les résultats, dans un peu plus de 90 % des cas, ont révélé des scores tout à fait comparables à ceux apparaissant sur la fiche citée en exemple ici. Chaque fois, plusieurs départements de la même entreprise ont été recensés, et dans chaque cas, il devait y avoir entre trente et soixante répondants au questionnaire.

Le questionnaire comportait 68 questions, regroupées par thème à la compilation des réponses seulement, de sorte que l’on puisse distinguer les variables liées à la connaissance de l’organisation, à la livraison des biens et services aux clients, à la capacité d’apprendre des répondants et à la faculté de changement de ces derniers. Étaient aussi mesurés l’engagement des répondants envers l’organisation, et envers la tâche, l’évaluation globale de la performance de l’organisation et le développement des habiletés et les apports aux innovations à l’organisation.

Dans chaque cas, les réponses ont démontré qu’il n’y avait pas eu de variation notoire entre la perception du rendement sur la tâche et la perception sur la performance globale de l’organisation. Cependant, entre dirigeants et personnel, la dissonance était manifeste. Les premiers estimaient, généralement, que leur entreprise performait largement mieux que ce que le personnel en percevait lui-même (sagesse des foules oblige). En somme, l’illusion de validité dans son jugement propre, telle qu’en ont traité les chercheurs (Kahneman, Sibony et Sunstein, 2021), s’est confirmée, à travers le taux ridiculement élevé des réponses fournies par la moyenne des dirigeants.

Ce qui peut expliquer, bien que ce ne soit pas la seule cause possible, le taux généralement élevé d’échec (entre 70 % et 90 %) des programmes de changement dans les entreprises, tout comme le taux d’échec des fusions-acquisitions (50 %) d’entreprises.

Les dirigeants, en moyenne, par leur jugement, situait le taux de performance globale de leur entreprise à 95 %, alors que le personnel, lui, estimait cette performance à 65 %. Or, il faut savoir qu’un taux de performance à la tâche, ou un taux de performance globale sur l’activité et les affaires de l’entreprise, de l’ordre de 50 %, n’est pas mieux que ce que réalisent les chimpanzés au tir de fléchettes. Une fois sur deux, ils atteignent la cible. Rappelons, que Michael Mauboussin (2012) a établi, dans un nombre imposant de secteurs d’activité et d’affaires, que les compétences comptaient d’ordinaire pour 14 % du résultat, et que 86 % dépendaient strictement de la chance (dont peu tiennent comptent).

Les nombreuses études de Tetlock, sans doute la plus grande sommité qui soit au monde en matière de recherche sur la prédiction des experts, ont permis d’établir qu’il n’y a pas plus que 2 % de superprévisionnistes. Les autres ne font pas mieux que la moyenne des gens ordinaires. Et l’on sait, qu’il existe deux types principaux de jugement; 1) les prédictifs (l’économiste qui tente de prévoir ce que le taux d’inflation sera l’an prochain); 2) les évaluatifs (le médecin et l’état de santé d’un patient). Et les enquêtes révèlent qu’on n’est pas meilleur en prédiction qu’en évaluation de sa propre capacité de prédiction. Chacun s’estime au-delà de la moyenne (Dunning-Kruger oblige), et donc pensent que ses jugements sont largement supérieurs à ceux des autres. Comme si les biais et le bruit n’influençaient que les autres, et jamais ou très peu soi-même. Les excès de confiance dans son propre jugement amènent les dirigeants d’entreprise à commettre des erreurs, souvent graves et à répétition. Le plus triste, en l’affaire, c’est que plus on monte dans l’échelle hiérarchique (de Vries, Leadership Mystique, 2001), moins les gens ne se remettent eux-mêmes en cause (l’heuristique de la confiance, Kahneman, 2021).

Dans l’exemple donné ici (1 entreprise, 5 départements, 315 répondants : 15 dirigeants, 300 membres du personnel), l’analyse des résultats montre que les dirigeants, et sur la tâche et sur l’organisation au total, présentaient manifestement des erreurs de jugement du type biais. Or, si les erreurs de jugement de type bruit peuvent être fortement réduites, les erreurs de type biais sont beaucoup plus difficiles à réduire.

Par ailleurs, lorsque l’on porte un jugement sur une situation donnée, mieux vaut disposer au départ du taux de base applicable, de sorte que son appréciation des choses ne dérape pas complètement. Le taux de base reflète l’occurrence la plus fréquente d’un incident, d’un événement ou d’une situation, par rapport à un ensemble donné d’activités, comme la marge moyenne de profit dans un secteur d’industrie particulier.

Dans l’exemple donné ici, les taux de performance sur la tâche (54 %) et sur l’activité globale de l’entreprise (65,5 %) pouvaient paraître élevés aux yeux des dirigeants de l’entreprise concernée, mais, lorsque reportés sur le taux de base applicable dans l’industrie visée, ces mêmes taux (66 % et 75 %) paraissaient ridiculement faibles. Et donc, sans connaissance du taux de base de son secteur, on ne peut porter de jugement éclairé sur sa situation propre. D’ailleurs, les superprévisionnistes de Tetlock sont friands de taux de base, comme fondement initial à leur démarche d’évaluation des choses, avant de prédire quoi que ce soit.

John Maynard Keynes, en réponse à un journaliste, a dit : « Quand les faits changent, je change. Et vous, que faites-vous ? » En politique, comme en direction d’entreprise, les gens changent peu d’opinion, convaincus que cela est un signe évident de faiblesse en leur jugement. Or, les superprévisionnistes, le 2 % de la population d’experts, qui misent les plus justes sur toute situation, changent d’idée au gré du changement des choses. Ils font évoluer leur jugement en fonction des données d’information additionnelles dont ils disposeront pour mieux apprécier la réalité des choses.

Trois composantes du jugement répondent mieux que les autres de la performance des décisions (prédictions et évaluations) : 1) la compétence technique (expertise professionnelle); 2) l’intelligence (aptitudes mentales); 3) le style cognitif (ouverture d’esprit). Or, l’ouverture d’esprit est la composante la plus déterminante du jugement le plus sûr en toute affaire de prédiction ou d’évaluation. Dans le Facteur P de PerformInfo inc., on associe à la compétence technique la Décentralisation du pouvoir de décisions et l’Imputabilité des acteurs. À l’intelligence, la Reconnaissance des apports au résultat et l’Équité de traitement des personnes. Enfin, à l’ouverture d’esprit, la Transparence de la gouvernance et l’Éthique des affaires de l’entreprise.

L’entreprise peut tenter d’atténuer les effets des erreurs de jugement de son monde, de trois façons distinctes : 1) Avant le fait, par la prévention, ce qui permet de réduire le biais; 2) Après le fait, par la correction, ce qui permet également de réduire le biais; 3) Pendant (la tâche, partant l’activité), par la Formation continue, l’Information adéquate, le Transfert du savoir utile, la Rotation de la tâche et le Feedback sur le résultat, ce qui permet de réduire le bruit. Et comme on l’a vu plus haut, il est plus aisé de réduire le bruit que de tenter de réduire le biais.

Pour éviter les erreurs de jugement sur les décisions stratégiques en entreprise, il faut revenir sur celles-ci à compter d’un processus du genre : 1) analyse; 2) comparaison; 3) évaluation; 4) vérification interne; 5) vérification externe (indépendante). On parle du processus ACE-V, ou de principe d’hygiène de la décision dans l’entreprise. Et en ce qui concerne plus spécifiquement les superprévisionnistes, ils suivent la séquence suivante : 1) essayer; 2) échouer; 3) analyser; 4) adapter; 5) réessayer. Et leur succès n’est pas l’effet du pur hasard, mais de ce qui suit : 1) Laborieux travail de recherche; 2) Réflexion approfondie; 3) Autocritique constante; 4) Collecte et synthèse d’autres points de vue; 5) Jugement granulaire; 6) Mise à jour permanente.

Egalement, il faut voir à améliorer ses jugements, par la Sélection du personnel (des experts de la tâche et de l’activité) en choisissant des personnes à l’esprit ouvert, par la Formation au sens critique des choses et les Statistiques, et par l’Agrégation des personnes (les experts retenus) en équipes de travail. Or, le management conséquent, celui qui répondra la mieux du résultat d’exercice et de la performance globale sur cycle de vie entier de l’entreprise, suppose une démarche d’intelligification des décisions fondée sur deux volets imparables de la science : 1) l’Induction (la collecte des faits pertinents), l’interprétation des faits accumulés et classés, en vue du développement d’une théorie les concernant; 2) la Déduction (la formulation d’un modèle propre découlant de la théorie dégagée en Induction), la mise en oeuvre d’une politique et d’un système, et la mesure (indicateurs et tableau de bord) en vue de suivre l’évolution de telle politique et de tel système.

Kurt Lewin a dit : « Rien n’est plus pratiques qu’une bonne théorie ». Parce que toute action humaine (Searle, 1990) part d’une intention (sauf à être un réflexe), qu’elle soit consciente ou non. Rien n’est absolument gratuit, dirait Ayn Rand (1905-1982). Ce que l’humain fait, il le fait à son avantage premier. Et donc, en matière de contribution au travail, ce qu’il réalise, parce qu’il se sera engagé à l’accomplir, tiendra de ce qu’il retirera pour lui-même, et, ce faisant, contribuera à son entreprise d’appartenance.

De très nombreuses recherches, en matière de jugements, et donc de décisions, ont démontré que le temps, le lieu et les attitudes des personnes concernées influent directement sur leur comportement. On doit donc, en entreprise, dès lors que l’on veut élever le rendement à la tâche par l’engagement au travail, agir non pas sur les personnes mais sur leur environnement (culture organisationnelle et climat du travail, par les dispositifs les impactant). L’engagement à la tâche, pas plus que l’exécution du travail, ne découle des exhortations au relèvement des contributions de la part du personnel en entreprise. Il est à la mesure des politiques générales de l’entreprise qui répondent le plus sensiblement aux besoins et attentes d’actualisation des acteurs-preneurs à l’activité et aux affaires de l’entreprise concernée.

L’atténuation des biais, en matière de décisions (jugements), n’a jamais été facile, parce que les personnes qui en sont la cause refusent généralement de reconnaître leurs torts. C’est donc d’éducation permanente à la critique de soi et à la compréhension du cadre de référence du management de l’entreprise qu’il faut s’atteler. En ce qui concerne, plus directement, les bruits, on se dotera de grilles du type Apgar (voir PwP). Celles-ci sont des formes de check-list, qui fixent les choix à l’intérieur d’une fourchette étroite de possibilités, de sorte que les jugements n’aillent dans toues les directions. On peut également doter l’entreprise de classements forcés (forced ranking) de la performance, des échelles de jugement qui facilitent les choix de l’évaluateur ou du prévisionniste. Deux méthodes sont pratiquées : 1) l’approche générale, portant sur la totalité de la tâche ou de l’activité – dite évaluation absolue / plus sujette au bruit ambiant; 2) l’approche spécifique, portant sur un seul attribut ou fonction ou comportement – dite évaluation comparative / moins sujette au bruit. Dans ce dernier cas, l’évaluateur ou le prévisionniste compare le cas jugé, en fonction d’une référence d’ancrage, soit le taux de base en la matière.

Signalons, que les études de Murphy (2008) ont clairement indiqué que la part de variance dans le jugement sur la performance imputable à la personne ne dépassait pas 30 %, et que la part de variance dans le jugement sur la performance imputable au bruit systémique dans l’entreprise pouvait s’élever à 80 %. En somme, le bruit existe, et importe plus qu’on ne le pense généralement, bien qu’on l’ignore le plus souvent, parce que l’on fait montre d’un excès de confiance dans sa capacité personnelle de juger des personnes et des choses.

Deloitte, en 2015, a consacré 30,8 heures d’évaluation de la performance à la tâche de ses 65 000 employés, pour 2 000 000 d’heures de processus global à l’échelle mondiale. S’il fallait que le salaire moyen d’un consultant chez Deloitte soit de $ 63 455, alors le coût total du processus d’évaluation chez elle se serait élevé, en 2015, à $ 138 135 551. Or, en 2016, le Corporate Leadership Council faisait état d’une enquête, où 90 % des répondants (responsables des RH dans leur entreprise) indiquaient que leur processus de gestion de la performance ne donnait pas les résultats attendus.

Ce qui manque dans 91 % des cas, parce que les entreprises concernées n’arrivent pas à se classer dans le premier décile de leur secteur d’activité ou d’affaires, c’est une formation continue (aux dirigeants comme au personnel) sur la cadre de référence de leur management. Ce à quoi supplée le modèle de PerformInfo Inc. appelé le Facteur P. Celui-ci comprend trois types d’éléments distincts : 1) les Éléments de culture (Transparence de la gouvernance, Éthique des affaires, Imputabilité des acteurs; 2) les Éléments du climat de travail (Décentralisation du pouvoir de décisions, Reconnaissance des apports au résultat, Équité de traitement des personnes); 3) les Éléments fondamentaux de la confiance (Partage du Risque, de l’Effort et des Retombées).

Si l’on définissait mieux le management, on comprendrait mieux l’entreprise.
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