Reinert (2004) signale que « aujourd’hui, la main invisible d’Adam Smith trouve son équivalent dans l’économie comme dans les systèmes organisés de Paul Krugman (1996) ». Or, dans les deux cas de figure (l’économie nationale et le système organisé qu’est l’entreprise privée), on retrouve la main visible d’Alfred D. Chandler (1962).
Smith a parlé de la « main invisible » deux fois seulement dans ses ouvrages, alors que ces mentions ont été retenues par la vaste majorité des économistes, et surtout, de nos jours, par les capitalistes, comme l’épitome de la pensée de l’auteur. La « main invisible » désigne l’ensemble des actions individuelles des acteurs économiques, guidées uniquement par l’intérêt personnel de chacun, qui contribuent à la richesse et au bien commun. En somme, il ne serait pas besoin d’intervention extérieure au marché, par gouvernement interposé, pour que l’économie fonctionne, comme si elle pouvait, à titre de système autonome, se réguler normalement et d’elle-même. (Notons que des barges d’études, récentes comme anciennes, ont démontré on ne peut plus éloquemment que le marché, laissé à lui-même, entraîne des distorsions qui n’ont rien à voir avec le « bien commun ».)
Quant à Chandler, qui a traité de stratégies et de structures, il a parlé, lui, de « main visible » des dirigeants dans la gestion courante de l’activité et des affaires de l’entreprise. Or, Reinert (2004), Mazzucato (2013) et Foroohar (2016), et tant d’autres économistes patentés, ont démontré, chiffres à l’appui, que les grandes entreprises, dans toutes les grandes économies modernes, n’ont crû que grâce aux multiples interventions des gouvernements dans leurs pays d’origine. Ce qui n’empêche aucunement les CEO d’entreprise de revendiquer, pour eux seuls, le mérite du développement de l’activité et des affaires de leurs entreprises respectives. Le problème, comme l’a vivement démontré la crise financière de 2008-2009, c’est que, dès que les choses tournent au vinaigre, du fait même de l’ineptie des mêmes dirigeants, leurs entreprises réclament l’aide, de la part de ceux qu’elles n’ont de cesse de dénoncer comme les pires « managers de l’économie et de l’entreprise » soit les gouvernements.
Il n’y a pas plus de « main invisible » dans l’économie que dans l’entreprise, et les travers de rendement, dans les deux cas, sont de même nature et de même ampleur. L’économie et l’entreprise sont des terrains d’expérimentation constante des méfaits financiers de toute sorte, dont la population et le personnel continuent de faire les frais, alors que les « preux dirigeants » profitent de tout ce qui passe pour les mettre indûment à contribution forcée. Ce qu’il faudrait, effectivement, ce sont des régimes démocratiques de gestion de l’économie et de l’entreprise, dont les principes seraient fondés sur la justice distributive. Ni l’économie ni l’entreprise ne fonctionnent sans la contribution éminente du plus grand nombre des acteurs qu’elles comprennent. Ce qui devrait laisser supposer, que tels acteurs partagent le risque, l’effort et les retombées en nombre et ne valeur, et donc de manière équitable. Or, les régimes de contrôle, institués et maintenus par les potentats de l’économie et de l’entreprise, font très exactement le contraire. Le plus petit nombre possible dispose de presque tous les pouvoirs, et conséquemment de presque tous les avantages, et laisse au plus grand nombre la charge de « nettoyer les écuries d’Augias »… après commission de leurs frasques aux commandes de l’une comme de l’autre.
Bien sûr, il en coûtera toujours de s’informer, et surtout de s’organiser, pour se prémunir individuellement et collectivement contre les profiteurs des systèmes publics et privés. Mais le jeu en vaut la chandelle. Aux intéressés de sortir de leur torpeur, individuellement et collectivement, et de s’intéresser de très près au domaine public comme au domaine privé, et forcent enfin l’humanisation (la démocratisation – qui n’est pas la socialisation comme les tenants du néolibéralisme le prétendent) de l’économie et de l’entreprise.
Chez vous, en société comme en entreprise, les « gens sont amorphes face aux profiteurs des systèmes publics et privés », ou, comme d’habitude, ils « attendent que les autres fassent à leur place ce qu’ils n’ont jamais eu le courage de faire par et pour eux-mêmes »?